Précédemment, nous vous proposions un décryptage de la décarbonation du secteur de l’agroalimentaire (à retrouver ici 👉 lire l’article). Pour rappel, il mettait en évidence les différents plans d’actions mis en place par les entreprises du secteur autour des 3 scopes définis par l’ADEME :
- Le scope 1 qui correspond aux émissions de GES directement émises par les activités de l’entreprise.
- Le scope 2 qui couvre les émissions de GES indirectes associées à la consommation d’énergie, qui surviennent en dehors des installations de l’entreprise. Il englobe les émissions indirectes résultant de la production d’énergie achetée et consommée par l’organisation.
- Le scope 3 qui inclut lui les émissions de GES indirectes souvent issus des activités en amont et en aval.
Et comme l’a montré l’article, les industriels travaillent avec les agriculteurs pour qu’ils puissent eux aussi réduire leur empreinte carbone. En effet, au même titre que les autres secteurs, le secteur agricole a pour objectif d’atteindre la neutralité carbone en 2050.
Mais comment cet objectif de neutralité carbone impacte-t-il les agriculteurs ? Quelles sont les réglementations incitant le secteur agricole à réduire son empreinte carbone ? Quelles sont les actions mises en œuvre pour diminuer ses émissions de GES ?
Pour rappel en 2022, en France, la répartition par secteur des émissions des gaz à effet de serre (GES) est la suivante : 32% pour les transports, 19% pour l’agriculture/sylviculture, 18% pour l’industrie manufacturière et construction (dont l’industrie agroalimentaire), 16% pour l’usage des bâtiments, 11% pour l’industrie de l’énergie et 4% pour traitements centralisés des déchets.
Un point sur la réglementation
Pour encourager le secteur agricole à trouver des solutions pour limiter les émissions de GES, plusieurs réglementations ont été mises en place. Certaines concernent l’ensemble des secteurs et incluent le secteur agricole, d’autres sont exclusivement dédiés au secteur agricole. Nous ne détaillerons que les réglementations exclusives.
À l’échelle européenne
Il existe 3 grandes réglementation au niveau Européen :
- Le Green deal, Impact sur les pratiques agricoles à travers les stratégies :
- De la ferme à la table (Farm to Fork), qui vise à rendre les systèmes alimentaires plus durables.
- Stratégie Biodiversité 2030 :
- Encouragement de la préservation des sols et des écosystèmes agricoles.
- Réduction de l’usage des produits phytosanitaires de 50 % d’ici 2030.
- La Réglementation sur les émissions de méthane (Methane Regulation) : Obligation pour les secteurs agricoles et énergétiques de réduire les émissions de méthane, notamment provenant de l’élevage.
- La Politique Agricole Commune (PAC) réformée (2023-2027).
Zoom sur la PAC (Politique Agricole Commune)
Pour déterminer de quelle manière la PAC a un impact sur la décarbonation, il est nécessaire de comprendre quelles sont les aides versées. Vous trouverez ci-dessous un tableau récapitulatif des aides de la PAC (2023-2027).
Type d’aide | Critère d’éligibilité | Montant moyen (France) | Objectif principal |
Droits à Paiement de Base (DPB) | Hectares admissibles déclarés (surfaces agricoles exploitées) | 120-150 €/ha | Soutenir le revenu agricole de base. |
Paiement redistributif | Premiers 52 hectares d’une exploitation | 50-60 €/ha (sur 52 ha maximum) | Soutenir les petites et moyennes exploitations. |
Éco-régimes | Respect des pratiques environnementales (pratiques agroécologiques, prairies permanentes, rotation des cultures) | 60-160 €/ha selon le niveau | Encourager la durabilité environnementale et la réduction des GES. |
Paiement pour les jeunes agriculteurs | < 40 ans, installation récente (< 5 ans), jusqu’à 34 hectares | ~70 €/ha (sur 34 ha maximum) | Soutenir l’installation des jeunes agriculteurs. |
Aides couplées | Cultures spécifiques (légumineuses, lin, chanvre, etc.) ou certaines productions (ex. protéines végétales) | 100-150 €/ha | Encourager certaines productions stratégiques ou à faible impact environnemental. |
ICHN (Indemnité de Handicap Naturel) | Exploitations situées en zones défavorisées (montagnes, zones de pente, etc.) | 60-450 €/ha selon la zone | Compenser les contraintes naturelles des zones difficiles (montagnes, climat, etc.). |
Au sein de la PAC 2023-2027, un type d’aide a été introduit pour favoriser les pratiques visant à réduire les GES et renforcer la capacité de l’agriculture à stocker de carbone : les éco-régimes.
Zoom sur les éco-régimes
Ils favorisent la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) grâce à des incitations financières conditionnées à des pratiques agricoles respectueuses de l’environnement. Voici les mécanismes concrets par lesquels ces éco-régimes contribuent à la décarbonation de l’agriculture :
Objectif | Axe d’amélioration | Pratiques encouragées | Impacts |
Réduction des émissions directes des GES | Limiter l’émission du Protoxyde d’azote (N₂O) issus de l’engrais azoté | Adoption de l’agriculture de précision (apport d’engrais ciblé et optimisé)
Réduction de l’utilisation des engrais chimiques grâce à la rotation des cultures (intégration de légumineuses qui fixent l’azote) |
Moins de volatilisation et de lessivage des nitrates, réduisant les émissions de N₂O (qui a une puissance de réchauffement 298 fois supérieure au CO₂) |
Réduction des émissions directes des GES | Limiter l’émission du méthane (CH4) issus de l’élevage et de la gestion des effluents | Soutien aux prairies permanentes pour favoriser l’élevage extensif
Encouragement à la méthanisation pour valoriser les effluents d’élevage (fumier et lisier) en biogaz |
Réduction des émissions de CH₄ (qui a une puissance de réchauffement 25 fois supérieure au CO₂) |
Augmentation du stockage de carbone dans les sols et les paysages | Maintenir et développer les prairies permanentes | Maintien ou extension des prairies permanentes | Les prairies captent de grandes quantités de CO₂ dans les sols et la biomasse, agissant comme des puits de carbone |
Augmentation du stockage de carbone dans les sols et les paysages | Développer les pratiques agroécologiques | Plantation de haies, bandes enherbées, arbres ou agroforesterie | Ces infrastructures augmentent le stockage de CO₂ dans la végétation |
Augmentation du stockage de carbone dans les sols et les paysages | Systématiser les couverts végétaux | Implantation de couverts végétaux en hiver entre deux cultures | Les couverts limitent l’érosion, enrichissent les sols en matière organique et captent le carbone |
Réduction des intrants chimiques | Motiver des modes de production plus sains | Transition vers l’agriculture biologique ou la certification HVE (Haute Valeur Environnementale)
Diminution de l’usage des pesticides et engrais chimiques grâce à des approches agroécologiques |
Réduction des émissions de CO₂ liées à la chaîne de production des intrants |
Mise en place de pratiques visant à réduire globalement l’empreinte carbone | Lutter contre la méthanisation agricole | Valorisation des déchets organiques en biogaz
Réduction des émissions de méthane non valorisé et substitution aux énergies fossiles |
Améliorer de la gestion du fumier issu des élevages |
Mise en place de pratiques visant à réduire globalement l’empreinte carbone | Développer les énergies renouvelables | Intégration de panneaux photovoltaïques ou autres énergies renouvelables sur les exploitations agricoles | Génération d’électricité verte |
À l’échelle française
Il n’existe pas de réglementations françaises visant à réduire les GES dédiées exclusivement au secteur agricole. Les réglementations françaises en vigueur sont toutes multi secteurs. On y retroue : Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC), Loi Énergie-Climat (2019), Plan ÉcoPhyto 2+ et Label Bas-Carbone (2018).
Qu’en est-il concrètement du côté des actions ?
Tour d’horizon des GES visés
Pour bien comprendre les actions mises en œuvre par les agriculteurs, identifions tout d’abord les différents types de GES émis par le secteur agricole et leur origine. Leur pouvoir de réchauffement global (PRG), tout comme leur durée d’émission, varient énormément.
Définition des principaux GES
Type de GES | Origine | Durée dans l’atmosphère | PRG |
Dioxyde de carbone (CO₂) | Combustion d’énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz), déforestation, production de ciment | Plusieurs siècles | Coefficient de 1
Principal gaz à effet de serre en termes de volume. Il contribue environ 75 % des émissions globales de GES. |
Méthane (CH₄) | Agriculture (élevage, rizières), décharges, exploitation des énergies fossiles (fuites de gaz naturel). | Environ 12 ans | Environ 25 fois plus puissant que le CO₂ sur une période de 100 ans. |
Protoxyde d’azote (N₂O) | Utilisation d’engrais azotés, combustion de biomasse, certains procédés industriels. | Environ 114 ans | Environ 298 fois celui du CO₂ sur 100 ans |
Gaz fluorés (HFC, PFC, SF₆, NF₃) | Réfrigération, climatisation, fabrication d’électronique, certaines industries. | Variable (de quelques années à plusieurs milliers d’années). | De 1 000 à plus de 23 500 fois celui du CO₂ (exemple : le SF₆ est le gaz le plus puissant connu en termes de PRG). |
Tous ces GES sont émis par l’ensemble des activités du secteur. Des activités très diversifiées sur lesquelles il est également important de se pencher.
Répartitions des GES en fonction des activités
Aujourd’hui, la surface de la France est répartie de cette façon :
- Surface agricole utilisée (SAU) : 49 %
- Forêts et sols boisés : 39 %
- Sols artificialisés : 9 %
- Vergers et surface toujours en herbe non professionnels : 3 %
Sur les SAU, la répartition des activités agricoles est la suivante :
- Grandes cultures : 33 %
- Elevage bovin : 30 %
- Polyculture et/ou polyélevage : 13 %
- Viticulture : 13 %
- Elevage ovin et caprin : 6 %
- Elevage de granivore : 3 %
- Maraîchage ou horticulture : 1 %
- Fruits/cultures permanentes : 1%
Chacune de ces activités va donc émettre différents types de gaz :
- Le méthane (CH4) va être émis par l’élevage
- Le protoxyde d’azote (N₂O) est issu des engrais chimiques, notamment utilisés en grandes cultures
- Le dioxyde de carbone (CO₂), que l’on retrouve partout
Pour lutter contre ces GES et les réduire, les agriculteurs ont plusieurs leviers d’action. Ils peuvent faire évoluer leurs pratiques et/ou s’appuyer sur des innovations technologiques. Les différentes actions et leur mise en œuvre agissent sur deux aspects : réduire les émissions de GES et augmenter le stockage du carbone.
Le secteur agricole peut donc agir sur des les émissions directes du secteur mais aussi sur les émissions indirectes.
Les principales évolutions possibles de pratiques agricoles
✅ Faire évoluer les pratiques de fertilisation en travaillant sur deux axes : la fabrication des engrais minéraux doit être décarbonée et relocalisé et leur consommation doit être réduite. Un projet d’implantation d’une usine en Hauts de France a été annoncé pour 2030. Cette usine produirait 15% des besoins français ce qui permettrait à la France de commencer à être moins dépendant des plus gros pays exportateurs d’azote (la Russie, la Chine, l’Égypte, le Qatar et l’Arabie saoudite). Réduire la consommation des engrais passe par une optimisation des doses apportées (Cf. Innovations technologiques) mais aussi par des pratiques agricoles.
✔️ Intégrer certaines cultures qui enrichissent les sols en azotes dans les rotations ou en intercultures (entre la récolte et le semi de la culture suivante). Les légumineuses font partie de ces plantes enrichissant les sols en azote.
✅ Développer l’agroforesterie en réimplantant des haies ou en mettant des arbres sur l’exploitation permettant ainsi le stockage du CO2.
✔️ Favoriser certaines techniques telle que le non-labour qui évitent la libération du carbone.
✅ Limiter l’import de soja pour nourrir les élevages et favoriser des cultures semées à côté de l’élevage.
✔️ Améliorer la gestion des fumiers issue des élevages en les utilisant en comme apport de matières organiques sur les cultures ou en les transformant biogaz via la méthanisation.
Les principales innovations technologiques
✅ L’agriculture de précision utilise des technologies telles que les capteurs, les drones et les systèmes GPS pour optimiser l’utilisation des ressources. Par exemple, des capteurs optiques peuvent surveiller la santé des plantes, permettant une application ciblée des engrais et des pesticides, réduisant ainsi les émissions de GES liées à leur production et leur utilisation. La mise en place de système de GPS dans les tracteurs permet d’optimiser les passages d’épandage d’engrais
✔️ L’introduction de robots agricoles, comme les Agri-Bots, permet une gestion précise des cultures en serre. Ces robots surveillent et ajustent les conditions environnementales, optimisant ainsi la croissance des plantes tout en réduisant l’utilisation d’énergie et d’intrants chimiques.
✅ L’installation de panneaux solaires, d’éoliennes ou de systèmes de chauffage biomasse sur les exploitations agricoles permet de réduire la dépendance aux énergies fossiles. Cette intégration contribue à diminuer l’empreinte carbone des activités agricoles.
✔️ L’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) dans l’agriculture permet d’analyser de vastes ensembles de données pour optimiser les pratiques culturales. Par exemple, des modèles prédictifs peuvent aider à déterminer les moments optimaux pour l’irrigation ou l’application d’engrais, réduisant ainsi les émissions de GES associées.
✅ Les technologies de l’Internet des objets (IoT) permettent une surveillance en temps réel des paramètres environnementaux et des performances des cultures. Cette traçabilité améliore la gestion des ressources et identifie rapidement les inefficacités, contribuant à la réduction des émissions.
Que faut-il retenir ?
L’objectif de neutralité carbone impacte donc le quotidien des agriculteurs, qui cherchent à faire évoluer leurs pratiques, en s’appuyant notamment sur les innovations technologiques.
Malgré ces efforts, il est important de noter que, compte tenu de la nature même de ses activités, le secteur se confronte à un niveau de carbone incompressible et d’un seuil en dessous duquel il ne sera pas possible de descendre. Autre particularité : composé d’une très grande diversité d’agriculteurs aux activités et impacts variables, les actions pour décarboner le secteur le sont tout autant et les réglementations collectives sont difficiles à mettre en place.
Un défi complexe mais un secteur qui progresse puisqu’entre 1990 et 2021, ses émissions ont diminué de 13,4 %. Reste à poursuivre ces efforts et les associer aux autres enjeux rencontrés par les acteurs : comment poursuivre sa démarche de décarbonation tout en permettant à la France d’atteindre son ambition de souveraineté alimentaire ? La suite dans un prochain article ou dans un livre blanc ?